Intellectuels du monde arabo-musulman (3|5). Depuis 60 ans, la romancière dénonce la condition féminine dans les pays musulmans. Une lutte qui lui a valu prison et exil, raconte la politologue Myriam Benraad.

« C’était elle qui me tracassait et me faisait perdre mon temps et me tourmentait tellement qu’à la fin, je l’ai tuée. (…) Si je ne l’avais pas tuée, c’est elle qui m’aurait tuée. Elle aurait crevé le cœur de ce que j’écrivais. » Ces fameuses lignes de l’écrivaine britannique Virginia Woolf n’ont sans doute pas fini de résonner dans l’histoire littéraire contemporaine.
Dans bien des régions du monde, tenir une plume équivaut toujours à tenir une lame, d’une manière ou d’une autre. Alors que la première pointe vers la feuille de papier, la seconde est tournée vers soi, vers cet « ange du foyer », cette femme « intensément compatissante, immensément charmante, d’une totale abnégation » (L’Ange de la maison, Virginia Woolf), pure, parfaite, prête à tous les sacrifices. Quelle auteure, à l’Ouest comme à l’Est, ne cache pas en effet pareil « crime » ?
De nos jours, beaucoup moins d’écrivaines et d’artistes occidentales se voient contraintes de commettre ce genre de crime, de livrer ce type de combat ; au Moyen-Orient, il s’agit d’une lutte de tous les instants. Et si de nombreuses femmes musulmanes écrivent avec courage et détermination, elles se trouvent aussi confrontées à leur pire ennemi : l’ange en elles-mêmes.
Cette bataille contre la « féminité tyrannique », comme elle la qualifie si justement dans ses « Mémoires d’une femme médecin » (1958. En anglais, Memoirs of a Woman Doctor, City Lights Books, 1988), la romancière féministe et militante des droits de l’homme Nawal El Saadawi la conduit depuis désormais plus de six décennies.
Pour cette figure phare de la littérature égyptienne, née en 1931 dans le petit village de Kafr Talha, dans le delta du Nil, l’écriture a bel et bien commencé comme un meurtre : contre l’injustice, contre la marginalisation sociale, contre le système politique, contre la pensée rétrograde et contre les indicibles violences faites aux femmes.
Croisade
Sa croisade débute d’ailleurs par la lutte qu’elle mène contre sa propre éducation, dans cette Egypte rurale traditionnelle qu’elle n’a jamais cessé d’affectionner mais qui reste caractérisée par le poids du patriarcat et des conventions dont elle relate les aspects les plus sombres dans ses écrits, entretiens et discours. El Saadawi y expose la société égyptienne ainsi que ses expériences et vulnérabilités les plus personnelles.